Le récit d’Eumée
— Pendant les dix années qui suivirent le départ de notre maître pour la guerre de Troie, nous reçûmes de temps en temps des nouvelles de lui et de ses exploits. Nous sûmes, en particulier, quel rôle décisif il avait joué dans la victoire des Grecs, grâce au stratagème du cheval de Troie dont il fut l’inventeur. Mais depuis qu’il a quitté Troie, en même temps que les autres rois, nous sommes sans nouvelles. Au début, rien ne changea dans la vie du royaume : le père d’Ulysse, Laërte, avait repris le pouvoir dès le départ de son fils pour la guerre et, malgré son grand âge, avait su se faire respecter. Mais, il y a un peu plus de trois ans, la mère d’Ulysse, Anticlée, mourut subitement ; son mari, Laërte, en fut si affecté qu’il renonça au pouvoir. Il se retira dans une petite maison de campagne où il vit toujours, ne s’occupant plus que de son jardin. Dès ce moment, les choses ont commencé à mal tourner.
» Le fils d’Ulysse, Télémaque, était trop jeune pour assurer la régence ; encouragés par la vacance du pouvoir et par les rumeurs de plus en plus insistantes selon lesquelles Ulysse était mort, un grand nombre de princes des îles avoisinantes, ainsi que plusieurs nobles d’Ithaque, vinrent s’installer au palais d’Ulysse dans l’espoir d’épouser sa veuve, Pénélope, pour s’emparer ainsi de son trône et de ses richesses.
» Pénélope, qui n’avait pas encore perdu l’espoir de revoir Ulysse vivant, inventa alors, pour gagner du temps, une ruse digne de son mari : elle annonça aux prétendants qu’avant de choisir un nouvel époux elle souhaitait broder, pour son beau-père Laërte, une tapisserie qui lui servirait de suaire le jour de sa mort.
» Les prétendants jugèrent ce projet légitime et Pénélope se mit à l’ouvrage. Chaque jour, pendant de longues heures, on pouvait la voir travailler avec ardeur dans la grande salle du palais.
» Pourtant, à la surprise générale, la tapisserie n’avançait guère : c’est que, toutes les nuits, Pénélope descendait furtivement de sa chambre pour défaire la plus grande partie de ce qu’elle avait fait pendant la journée. Elle put ainsi faire patienter les prétendants pendant près de trois ans, jusqu’au moment où sa ruse fut dénoncée par l’une de ses servantes. C’était il y a environ trois mois. Depuis ce jour, les prétendants ne veulent plus entendre parler de tapisserie. Ils exercent sur Pénélope une pression de plus en plus forte pour qu’elle se marie avec l’un d’entre eux. Pour l’y contraindre, ils ne quittent pratiquement plus le palais ; ils organisent chaque jour des banquets ruineux, au cours desquels ils dévorent les troupeaux d’Ulysse, boivent son vin, pillent ses richesses. Leur nombre n’a cessé d’augmenter ; il atteint actuellement cent huit.
» Il y a un mois, Pénélope parut disposée à céder à leurs exigences. Elle annonça qu’elle allait incessamment faire son choix. Depuis, dans le peuple d’Ithaque, les Pâris sont ouverts. On donne généralement pour favoris, parmi les prétendants, Antinoos, qui est le plus beau, et Eurymaque, qui est le plus riche ; mais le nombre des partants dans la course est si élevé que la cote des deux favoris ne dépasse pas un contre dix. Au dernier moment, pourtant, Pénélope a obtenu un nouveau sursis. Son fds Télémaque, qui est âgé maintenant d’une vingtaine d’années, a voulu en effet faire une ultime tentative pour s’informer sur le sort d’Ulysse. Sans prévenir les prétendants, il a réussi à affréter un navire et s’est embarqué, il y a près d’un mois, en direction du royaume de Pylos, dont le vieux roi, Nestor, était un grand ami d’Ulysse. Avant son départ, Télémaque a fait promettre à sa mère de ne pas se remarier avant qu’il ne soit de retour. On l’attend d’un jour à l’autre. On dit même que les prétendants, irrités de son départ clandestin, lui ont tendu une embuscade sur la route qui conduit du port au palais. »
Ulysse avait écouté en silence, sans manifester son émotion, le long récit d’Eumée. La nuit était déjà bien avancée, le feu s’était éteint.
— Allons nous coucher, proposa Eumée ; et, puisque tu n’as pas de manteau pour te protéger du froid, prends le mien.